Voiles, fermentations et altérations mentales : relecture coranique des mots غطاء، خمر، سكر
Introduction
Le Coran recourt à un vocabulaire riche pour décrire les états d’obscurcissement de la raison, les perturbations de la conscience et les voiles qui empêchent de percevoir la vérité. Les mots ghitāʾ (غطاء), khmr (خمر), et skr (سكر), souvent réduits à des significations morales ou légalistes dans la tradition, méritent une relecture lexicale, contextuelle et cohérente. Plutôt que des interdits absolus, ces termes décrivent des processus mentaux et spirituels, souvent liés à l'oubli, à la confusion ou à la fermeture de la perception.
I. Le mot غطاء (ghitāʾ) : non un simple voile, mais un état d’aveuglement intérieur
1. Ghitāʾ n’est pas un voile physique
Dans plusieurs versets, ghitāʾ désigne une forme d’écran intérieur, un brouillard cognitif plus qu’un voile textile. Le verset 18:101 met en évidence cet usage :
الَّذِينَ كَانَتْ أَعْيُنُهُمْ فِي غِطَاءٍ عَن ذِكْرِي وَكَانُوا لَا يَسْتَطِيعُونَ سَمْعًا
Ceux dont les yeux étaient dans un ghitāʾ à l'égard de Mon rappel, et qui ne pouvaient rien entendre (18:101)
La préposition في indique que leurs yeux sont dans le ghitāʾ, comme pris dans un brouillard intérieur, une brume mentale qui les empêche d’accéder au rappel (dhikr) divin. Ce n’est donc pas un voile posé sur, mais un état d’engloutissement perceptif.
2. Le dévoilement du ghitāʾ au moment de la vérité
Ce brouillard se dissipe à l’instant du dévoilement ultime, souvent lié à la mort ou à la fin de l’illusion :
لَّقَدْ كُنتَ فِي غَفْلَةٍ مِّنْ هَٰذَا فَكَشَفْنَا عَنكَ غِطَاءَكَ فَبَصَرُكَ الْيَوْمَ حَدِيدٌ
Tu étais distrait de cela. Nous avons levé ton ghitāʾ, et ta vue aujourd'hui est perçante. (50:22)
Ici encore, ghitāʾ est une couverture mentale ou spirituelle, associée à la ghafla (غفلة), l’inconscience ou la distraction de ce qui est essentiel. Sa levée permet une vision nette (ḥadīd), révélant la vérité nue.
II. Le mot خمر (khmr) : de la couverture mentale à la fermentation maîtrisée
1. Origine lexicale : couvrir, voiler
La racine kh-m-r évoque ce qui couvre ou altère. On la retrouve dans khimār (خمار), un voile que les femmes sont invitées à rabattre sur leur poitrine :
وَلْيَضْرِبْنَ بِخُمُرِهِنَّ عَلَىٰ جُيُوبِهِنَّ
Qu’elles rabattent leur khimār sur leurs poitrines (24:31)
Le khmr est donc d’abord ce qui recouvre ou masque. Par glissement, il désigne ce qui altère la clarté mentale : toute substance, pratique ou habitude qui "fermente" le jugement.
2. Le khmr : entre nuisances et bénéfices
يَسْأَلُونَكَ عَنِ الْخَمْرِ وَالْمَيْسِرِ قُلْ فِيهِمَا إِثْمٌ كَبِيرٌ وَمَنَافِعُ لِلنَّاسِ وَإِثْمُهُمَا أَكْبَرُ مِن نَّفْعِهِمَا
Ils t’interrogent sur le khmr et le jeu de hasard. Dis : "Il y a en eux un grand tort et des avantages pour les gens, mais leur tort est plus grand que leur utilité." (2:219)
L’approche est dialectique, non juridique. Le khmr est une pratique ambivalente, qui présente des bénéfices mais dont l’effet principal est la nuisance mentale.
3. Le khmr comme boisson noble
يَا صَاحِبَيِ السِّجْنِ أَمَّا أَحَدُكُمَا فَيَسْقِي رَبَّهُ خَمْرًا
Ô mes compagnons de prison ! L’un de vous servira du khmr à son maître. (12:41)
إِنِّي أَرَانِي أَعْصِرُ خَمْرًا
Je me vois en train de presser du khmr. (12:36)
Dans ce contexte, le khmr est un produit issu d’un processus (pressage), noble, maîtrisé, sans connotation d’égarement.
4. Le khmr paradisiaque : sans nuisance
وَأَنْهَارٌ مِّنْ خَمْرٍ لَّذَّةٍ لِّلشَّارِبِينَ
Des rivières de khmr, délice pour ceux qui en boivent. (47:15)
Ici, le khmr est un plaisir purifié, libéré de toute altération mentale ou morale. Il devient symbole d’un plaisir spirituel, non entaché d’égarement.
III. Le mot سكر (skr) : fermeture du sens, confusion mentale
1. Racine liée à l’obstruction
Le mot skr connote la fermeture, la confusion, l’empêchement. C’est le fait de ne plus avoir accès à une perception claire.
2. L’interdiction temporaire liée à la ṣalāt
لَا تَقْرَبُوا الصَّلَاةَ وَأَنتُمْ سُكَارَىٰ حَتَّىٰ تَعْلَمُوا مَا تَقُولُونَ
N’approchez pas de la ṣalāt alors que vous êtes en état de confusion (sukārā), jusqu’à ce que vous sachiez ce que vous dites. (4:43)
Il ne s’agit pas d’une prohibition définitive, mais d’un rappel de la nécessité de lucidité dans l’acte spirituel.
3. L’ivresse non alcoolisée : choc, panique, illusion
وَتَرَى النَّاسَ سُكَارَىٰ وَمَا هُم بِسُكَارَىٰ وَلَٰكِنَّ عَذَابَ اللَّهِ شَدِيدٌ
Tu verras les gens comme en état d’ivresse (sukārā), mais ils ne le sont pas. Le châtiment de Dieu est sévère. (22:2)
L’état de skr est ici un trouble mental causé par la peur ou la panique, non par une substance.
4. Sakarat al-mawt : confusion de l’instant ultime
وَجَاءَتْ سَكْرَةُ الْمَوْتِ بِالْحَقِّ
Et la confusion de la mort (sakarat al-mawt) est venue avec la vérité. (50:19)
Ce moment est celui de la perte de repères, mais aussi de la révélation finale.
Conclusion : une spiritualité fondée sur la lucidité
Le Coran ne condamne pas des objets ou des substances en soi, mais alerte sur leurs effets sur la conscience, la perception, et la responsabilité. Les mots ghitāʾ, khmr et skr nous parlent moins d’interdits extérieurs que d’états intérieurs : voiles, fermentations mentales, altérations du jugement.
La vraie taqwā (conscience éveillée) consiste à éviter ce qui obscurcit la vision et perturbe la compréhension. Loin des lectures figées et moralisantes, cette relecture invite à une éthique du discernement, au service d’une foi vivante et éclairée.
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