فرط / نسي / غفل — Cartographie coranique de la responsabilité humaine

Thème : responsabilité humaine Racines : ف ر ط / ن س ي / غ ف ل Approche : corpus coranique uniquement

Introduction

La traduction approximative de certains termes coraniques n’est pas un simple problème linguistique : elle entraîne des glissements conceptuels majeurs qui affectent directement la compréhension de la responsabilité humaine, de l’éthique et du rapport au Kitāb.

Parmi ces confusions, l’assimilation fréquente du verbe فرط (farata) à l’idée d’« oubli » constitue une erreur structurelle : le Coran distingue pourtant très nettement فرط, نسي et غفل, chacun occupant un champ sémantique autonome, cohérent et non interchangeable.

Point clé : فرط n’est pas une défaillance de mémoire ; c’est une rupture fautive de l’équilibre, par négligence ou par excès. L’oubli, lui, se dit نسي.

I. Méthodologie

  • Primauté du texte coranique : aucune dépendance à des gloses postérieures.
  • Cohérence interne : un noyau de sens stable à travers les contextes.
  • Distinction fonctionnelle : des racines différentes ne sont pas de simples synonymes.

II. فرط (ف ر ط) : la rupture fautive de l’équilibre

1. Sens fondamental

Dans le Coran, فرط renvoie à une rupture de l’équilibre requis :

  • Par défaut : négligence, abandon, non-assomption, “laisser passer”.
  • Par excès : dépassement des limites, dérapage, manque de mesure.

2. Analyse contextuelle (corpus)

[6.31]

قَدْ خَسِرَ ٱلَّذِينَ كَذَّبُوا۟ بِلِقَآءِ ٱللَّهِ حَتَّىٰٓ إِذَا جَآءَتْهُمُ ٱلسَّاعَةُ بَغْتَةً قَالُوا۟ يَـٰحَسْرَتَنَا عَلَىٰ مَا فَرَّطْنَا فِيهَا وَهُمْ يَحْمِلُونَ أَوْزَارَهُمْ عَلَىٰ ظُهُورِهِمْ أَلَا سَآءَ مَا يَزِرُونَ

Ici, le regret (ḥasra) porte sur ce qui a été laissé passer / non assumé. Traduire فرّطنا par “oublié” neutralise la faute : l’énoncé accuse une négligence, pas une amnésie.

[6.38]

وَمَا مِن دَآبَّةٍ فِى ٱلْأَرْضِ وَلَا طَـٰٓئِرٍ يَطِيرُ بِجَنَاحَيْهِ إِلَّآ أُمَمٌ أَمْثَالُكُم مَّا فَرَّطْنَا فِى ٱلْكِتَـٰبِ مِن شَىْءٍ ثُمَّ إِلَىٰ رَبِّهِمْ يُحْشَرُونَ

Le sens cohérent est : “Nous n’avons rien négligé / laissé hors du système (كتاب)”. Lire الكتاب comme le seul codex “Coran imprimé” mène à une conclusion aberrante : tout ce qui n’est pas explicitement listé n’existerait pas. Or, la formulation suggère un cadre global : le Grand Livre des lois (normatives et naturelles).

[6.61]

وَهُوَ ٱلْقَاهِرُ فَوْقَ عِبَادِهِۦ وَيُرْسِلُ عَلَيْكُمْ حَفَظَةً حَتَّىٰٓ إِذَا جَآءَ أَحَدَكُمُ ٱلْمَوْتُ تَوَفَّتْهُ رُسُلُنَا وَهُمْ لَا يُفَرِّطُونَ

لا يفرّطون signifie : ils ne manquent pas / ne négligent pas. Ce n’est pas une question de mémoire, mais d’exécution exacte, sans déficit de diligence.

[12.80]

فَلَمَّا ٱسْتَيْـَٔسُوا۟ مِنْهُ خَلَصُوا۟ نَجِيًّا قَالَ كَبِيرُهُمْ أَلَمْ تَعْلَمُوٓا۟ أَنَّ أَبَاكُمْ قَدْ أَخَذَ عَلَيْكُم مَّوْثِقًا مِّنَ ٱللَّهِ وَمِن قَبْلُ مَا فَرَّطتُمْ فِى يُوسُفَ فَلَنْ أَبْرَحَ ٱلْأَرْضَ حَتَّىٰ يَأْذَنَ لِىٓ أَبِىٓ أَوْ يَحْكُمَ ٱللَّهُ لِى وَهُوَ خَيْرُ ٱلْحَـٰكِمِينَ

ما فرّطتم في يوسف ne peut signifier “vous l’avez oublié”. Le contexte impose : vous l’avez abandonné / trahi / laissé tomber.

[18.28]

وَٱصْبِرْ نَفْسَكَ مَعَ ٱلَّذِينَ يَدْعُونَ رَبَّهُم بِٱلْغَدَوٰةِ وَٱلْعَشِىِّ يُرِيدُونَ وَجْهَهُۥ وَلَا تَعْدُ عَيْنَاكَ عَنْهُمْ تُرِيدُ زِينَةَ ٱلْحَيَوٰةِ ٱلدُّنْيَا وَلَا تُطِعْ مَنْ أَغْفَلْنَا قَلْبَهُۥ عَن ذِكْرِنَا وَٱتَّبَعَ هَوَىٰهُ وَكَانَ أَمْرُهُۥ فُرُطًا

فُرُطًا exprime ici un état hors mesure : affaire désordonnée, excès, dérapage. Le mot confirme que فرط possède un pôle “excès”, en plus du pôle “négligence”.

[20.45]

قَالَا رَبَّنَآ إِنَّنَا نَخَافُ أَن يَفْرُطَ عَلَيْنَآ أَوْ أَن يَطْغَىٰ

La crainte exprimée n’est pas “qu’il oublie”, mais qu’il déraille / dépasse les bornes contre eux (يفرط) ou qu’il opprime (يطغى).

[39.56]

أَن تَقُولَ نَفْسٌ يَـٰحَسْرَتَىٰ عَلَىٰ مَا فَرَّطتُ فِى جَنۢبِ ٱللَّهِ وَإِن كُنتُ لَمِنَ ٱلسَّـٰخِرِينَ

La formule indique une responsabilité : “ce que j’ai négligé / laissé de côté vis-à-vis de Dieu”. On ne parle pas d’un oubli passif, mais d’un manquement imputable.

Conclusion partielle : فرط est une notion éthique : rupture fautive de l’équilibre par défaut (négligence) ou par excès (dépassement).

III. نسي (ن س ي) : l’oubli cognitif, non fautif en soi

1. Sens fondamental

نسي renvoie à un phénomène humain : ne plus avoir présent à l’esprit. Il s’agit d’un processus cognitif, non d’une faute morale automatique.

[2.286]

رَبَّنَا لَا تُؤَاخِذْنَا إِن نَّسِينَا أَوْ أَخْطَأْنَا

Le verset distingue explicitement نسي (oubli) et خطأ (erreur). L’oubli est traité comme une limite humaine, pouvant donner lieu à indulgence, ce qui le sépare structurellement de فرط.

Verrou : si “oublier” était فرط, alors le texte ne disposerait plus d’un terme propre pour l’oubli, alors qu’il utilise précisément نسي.

IV. غفل (غ ف ل) : l’inattention et la non-vigilance

1. Sens central

غفل exprime une absence de vigilance : distraction, inattentif, cœur non attentif à l’enjeu. C’est un état attentionnel, distinct de l’oubli (نسي) et de la faute (فرط).

[18.28] (extrait)

وَلَا تُطِعْ مَنْ أَغْفَلْنَا قَلْبَهُۥ عَن ذِكْرِنَا

L’inattention du cœur est décrite comme un état : elle peut être alimentée par des choix (suivre la passion), mais elle n’est pas identique à la négligence fautive فرط.

Point technique : غفل est souvent une condition (être non-vigilant), tandis que فرط décrit plus directement un acte / manquement imputable.

V. Tableau comparatif final

Racine Domaine Intention Faute morale Noyau de sens
فرط éthique / normative consciente oui rompre l’équilibre : négliger ou dépasser
نسي cognitif / mémoriel involontaire non (en soi) perte temporaire de présence mentale
غفل attentionnel / conscientiel variable graduée non-vigilance, distraction, cœur non attentif

Conclusion

La confusion entre فرط, نسي et غفل n’est pas un détail : elle permet de diluer la responsabilité humaine, de transformer la faute en simple oubli, et d’imposer une lecture réductrice du كتاب.

Le Coran, au contraire, trace une carte nette :

L’humain peut oublier (نسي), être inattentif (غفل), mais il est jugé lorsqu’il néglige ou dépasse sciemment (فرط).

Références coraniques citées : 6.31, 6.38, 6.61, 12.80, 18.28, 20.45, 39.56, 2.286



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