Bayyināt ou siḥr ?

Analyse coranique des racines : افترى / أفك  / سحر/ ضلّ 

Le récit de Moïse face aux magiciens de Pharaon est souvent réduit à une opposition entre “miracle” et “numéro d’illusion”. Or, dans la logique interne du Coran, l’enjeu principal est ailleurs : il s’agit d’un conflit entre bayyināt (preuves claires) et un discours falsifié capable de produire l’égarement.

Thèse verrouillée : le Coran met en parallèle افترى (inventer un mensonge contre Dieu) et ضلّ (s’égarer / obscurcir / endoctriner). L’if’tirāʾ n’est pas un “tour”, c’est un acte de falsification qui engendre le ḍalāl.


1) L’if’tirāʾ dans le Coran : une notion discursive

Partout où apparaît l’idée d’“inventer contre Dieu”, le Coran vise des paroles, des normes ou des attributions doctrinales prêtées à Dieu sans preuve.

16.116
وَلَا تَقُولُوا لِمَا تَصِفُ أَلْسِنَتُكُمُ الْكَذِبَ هَٰذَا حَلَالٌ وَهَٰذَا حَرَامٌ لِّتَفْتَرُوا عَلَى اللَّهِ الْكَذِبَ ۚ إِنَّ الَّذِينَ يَفْتَرُونَ عَلَى اللَّهِ الْكَذِبَ لَا يُفْلِحُونَ
Ne dites pas, par le mensonge de vos langues : « Ceci est licite, ceci est illicite », inventant ainsi un mensonge contre Dieu. Ceux qui inventent le mensonge contre Dieu ne réussissent pas.
10.68
قَالُوا اتَّخَذَ اللَّهُ وَلَدًا ۗ سُبْحَانَهُ ۖ هُوَ الْغَنِيُّ ۖ لَهُ مَا فِي السَّمَاوَاتِ وَمَا فِي الْأَرْضِ ۚ إِنْ عِنْدَكُمْ مِنْ سُلْطَانٍ بِهَٰذَا ۚ أَتَقُولُونَ عَلَى اللَّهِ مَا لَا تَعْلَمُونَ
Ils disent : « Dieu a pris un enfant ». Gloire à Lui ! Il est le Riche. Avez-vous une autorité pour cela ? Dites-vous sur Dieu ce que vous ne savez pas ?

Conclusion locale : l’if’tirāʾ vise le fait de fabriquer un contenu et de le rattacher à Dieu (lois, croyances, “vérités”) alors que ça ne vient pas de Lui.


2) Verrou structurel : 4.48 et 4.116

Deux versets quasi identiques portent la même prémisse (le shirk), mais remplacent la conclusion. Le Coran donne ainsi sa propre clé conceptuelle.

4.48
إِنَّ ٱللَّهَ لَا يَغْفِرُ أَن يُشْرَكَ بِهِۦ وَيَغْفِرُ مَا دُونَ ذَٰلِكَ لِمَن يَشَآءُ ۚ وَمَن يُشْرِكْ بِٱللَّهِ فَقَدِ ٱفْتَرَىٰٓ إِثْمًا عَظِيمًا
Dieu ne pardonne pas qu’on Lui associe quoi que ce soit, mais Il pardonne ce qui est en-deçà à qui Il veut. Quiconque associe à Dieu a inventé un immense péché.
4.116
إِنَّ ٱللَّهَ لَا يَغْفِرُ أَن يُشْرَكَ بِهِۦ وَيَغْفِرُ مَا دُونَ ذَٰلِكَ لِمَن يَشَآءُ ۚ وَمَن يُشْرِكْ بِٱللَّهِ فَقَدْ ضَلَّ ضَلَـٰلًا بَعِيدًا
Dieu ne pardonne pas qu’on Lui associe quoi que ce soit, mais Il pardonne ce qui est en-deçà à qui Il veut. Quiconque associe à Dieu s’est égaré d’un égarement profond.

Déduction coranique directe :
même prémisse → deux sorties mises en parallèle : افترى (inventer contre Dieu) ⇄ ضلّ (égarement profond). Le texte relie donc l’if’tirāʾ à un effet : produire du ḍalāl.


3) Le ḍalāl : faire croire que “cela vient du Livre”

Le Coran décrit un mécanisme : tordre la langue afin que le public pense que le discours fabriqué vient du message.

3.78
وَإِنَّ مِنْهُمْ لَفَرِيقًا يَلْوُونَ أَلْسِنَتَهُم بِالْكِتَابِ لِتَحْسَبُوهُ مِنَ الْكِتَابِ وَمَا هُوَ مِنَ الْكِتَابِ وَيَقُولُونَ هُوَ مِنْ عِندِ اللَّهِ وَمَا هُوَ مِنْ عِندِ اللَّهِ وَيَقُولُونَ عَلَى اللَّهِ الْكَذِبَ وَهُمْ يَعْلَمُونَ
Un groupe tord la langue avec le Livre afin que vous pensiez que cela vient du Livre, alors que cela n’en vient pas. Ils disent : « Cela vient de Dieu », alors que cela ne vient pas de Dieu. Ils disent sur Dieu le mensonge et ils le savent.

Ici, l’if’tirāʾ se présente comme une technique d’apparence : produire un discours et le faire passer pour “du Livre”, donc le rendre apte à installer un égarement.


4) Moïse et les magiciens : “ne mentez pas contre Dieu”

Dans ce cadre, l’avertissement de Moïse prend une portée nette : il vise l’attribution mensongère, pas un simple spectacle.

20.61
قَالَ لَهُم مُّوسَىٰ وَيْلَكُمْ لَا تَفْتَرُوا عَلَى اللَّهِ كَذِبًا فَيُسْحِتَكُم بِعَذَابٍ ۖ وَقَدْ خَابَ مَنِ افْتَرَىٰ
Moïse leur dit : Malheur à vous ! N’inventez pas de mensonge contre Dieu, sinon Il vous anéantira par un châtiment. Et a échoué celui qui invente.

5) Le “siḥr” : un effet d’illusion, mais une production qualifiée d’ifk (falsification)

Le texte décrit l’effet sur la perception, puis nomme la nature de ce qui est produit.

20.66
قَالَ بَلْ أَلْقُوا ۖ فَإِذَا حِبَالُهُمْ وَعِصِيُّهُمْ يُخَيَّلُ إِلَيْهِ مِنْ سِحْرِهِمْ أَنَّهَا تَسْعَىٰ
Il dit : « Jetez plutôt ». Alors leurs cordes et leurs bâtons lui donnèrent l’illusion, par leur “siḥr”, qu’ils se déplaçaient.
26.45
فَأَلْقَىٰ مُوسَىٰ عَصَاهُ فَإِذَا هِيَ تَلْقَفُ مَا يَأْفِكُونَ
Moïse jeta son bâton, et voilà qu’il se mit à engloutir ce qu’ils falsifiaient.

Point de verrouillage :
même si le texte mentionne un effet d’illusion (يُخَيَّل), il qualifie ce qu’ils produisent de إفك (falsification). On est donc dans le champ : mensonge fabriqué → capacité d’égarer.


6) “Bayyināt” : la preuve claire reconnue par les spécialistes du faux

Les premiers à reconnaître la différence entre falsification persuasive et preuve claire sont précisément ceux qui maîtrisaient l’art de produire l’illusion : les magiciens.

7.126
قَالُوا لَن نُّؤْثِرَكَ عَلَىٰ مَا جَاءَنَا مِنَ الْبَيِّنَاتِ وَالَّذِي فَطَرَنَا ۖ فَاقْضِ مَا أَنتَ قَاضٍ ۖ إِنَّمَا تَقْضِي هَٰذِهِ الْحَيَاةَ الدُّنْيَا
Ils dirent : Nous ne te préférerons jamais à ce qui nous est venu comme preuves claires, ni à Celui qui nous a créés. Juge donc comme tu veux : tu ne juges que dans cette vie d’ici-bas.

Conclusion

Dans la cohérence interne du Coran :

  • الافتراء على الله = fabriquer un discours et le rattacher à Dieu sans preuve.
  • Le Coran place ce geste en parallèle avec الضلال (4.48 ⇄ 4.116) : l’if’tirāʾ produit le ḍalāl.
  • Dans le récit de Moïse, la production des magiciens est qualifiée de إفك : falsification (26.45).
  • Les bayyināt s’imposent non par “spectacle”, mais par clarté, force de preuve et discernement, reconnus même par les spécialistes du faux.

Synthèse verrouillée : افترى (forger contre Dieu) n’est pas un jeu visuel : c’est un mécanisme de falsification qui mène à ضلّ (obscurcissement / endoctrinement / égarement). C’est précisément ce que le texte coranique met en scène face aux bayyināt.



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